Gabriel avait quitté la tanière en claquant la porte derrière lui. Prodigieusement excédé par les marmonnements indignés et les jurons qui s'élevaient de l'intérieur du buggy, poussés par un sergent au bord de la crise de nerfs, il avait préféré aller prendre l'air plutôt que d'engager avec lui une conversation qui finirait forcément par devenir musclée. Il était bien rare d'entendre aussi souvent la voix de son vieil ami, et, le temps l'avait démontré, dans ces cas là, mieux valait remiser ses réflexions à une autre fois.
Non que Gabriel doute de son autorité, loin de là, il savait tout simplement que ç'aurait été une totale perte de temps et d'énergie. Il faut savoir laisser passer certaines choses, et les exceptionnelles colères de son sergent étaient du lot.

Il était donc allé faire un tour du côté de la place Peterhof. Harnaché de sa tenue habituelle lorsqu'il sortait du hangar, c'est à dire armure complète, excepté le casque, mitraillette à canon court sanglée dans le dos, arme de poing au côté, et cela ne concernait que les armes visibles, il ne passait certes pas inaperçu. Mais puisque sa volonté n'était pas là, peu importait. Marchant bien droit, il ignorait purement et simplement les regards qui pouvaient lui être jetés, se concentrant sur d'éventuelles menaces moins évidentes. Paranoïaque? Un peu, il devait le reconnaître. Mais réaliste surtout. Il s'était déjà fait attaquer dans les rues de la ville, en général une bande d'idiots qui se trompaient lourdement en imaginant qu'un loup seul était plus faible que la meute au complet et qui se faisaient renvoyer d'où ils venaient d'une claque sèche à l'arrière du crâne - ou tout du moins la conception que s'en faisait Gabriel, donc potentiellement sanglant ou légèrement handicapant, mais non mortel - mais tout pouvait arriver. Et si le lieutenant Wolves se prenait une raclée en pleine rue, ce serait une lourde atteinte à la réputation de la compagnie, et donc à leurs revenus et potentielles missions. Il ne pouvait pas se le permettre. Mieux valait passer pour un malade que pour un homme faible. La sécurité du hangar tenait autant à son équipement qu'aux on-dits qui couraient sur la meute, et principalement sur lui.

La place Peterhof, donc. Rien de particulier à signaler, l'ambiance était calme, beaucoup plus paisible que partout ailleurs dans la ville, et Gabriel ne rechignait pas, comme bon nombre de ses concitoyens, à venir en profiter lorsque l'occasion se présentait. Installé dans un coin, à l'écart, il écoutait distraitement les conversations qui se tenaient, son regard balayant tout de même régulièrement le périmètre. Tout pouvait arriver à Saint-Pétersbourg, même une rupture de la trève de l'eau.
Une discussion en particulier ne tarda pas à capter son intérêt. Ça parlait de mécanique, de réparations et du Tout Venant. Ah, Sakamoto, il avait déjà entendu ce nom là plusieurs fois depuis qu'ils s'étaient installés en ville, sans jamais en croiser la porteuse. Les mécanos de l'Aéroport n'en disaient que du bien, et certains s'étonnaient de ne pas l'avoir vue débarquer pour rallier les rangs des militaires. Gabriel ne s'en étonnait pas pour sa part. Difficile de leur faire confiance, après tout, les militaires occupaient beaucoup de leur temps à se tirer mutuellement des balles dans le pied pour éviter de voir quelqu'un être promu à leur place au poste qu'ils briguaient. Mû autant par la curiosité que par l'ennui qui commençait à poindre, il se leva et s'enfonça à nouveau dans la ville. Au détour d'une ruelle déserte, il sortit son révolver et, d'un geste sec, en brisa la sécurité sur le coin d'un parpaing.

Rapidement, il se rendit au Tout Venant. Un vague hochement de tête au propriétaire qui pâlit légèrement à le voir entrer. Les visites des Wolves étaient rares ici, et le territoire avait beau être celui des Cannibales, le mercenaire n'en restait pas moins une menace conséquente. Cependant, pas un mot ne fut échangé, on ne lui demanda pas de déposer ses armes à l'entrée, "on" se contenta de baisser les yeux et de s'absorber dans la lecture d'un calepin. "On" avait bien fait. Quoi qu'il arrive, Gab' n'était pas là pour chercher les ennuis, il ne le faisait jamais, et cela se savait dans la communauté des taudis. Sans un regard pour les étagères croulant sous les objets aussi divers que variés, pour beaucoup en piteux état, contournant les bacs emplis de camelote, il se dirigea directement vers l'atelier de l'arrière-boutique. Il dut incliner la tête pour passer l'ouverture, et frappa sèchement au chambranle de la porte ouverte pour s'annoncer. En quelques enjambées, il s'approcha de l'établi le plus grand, y déposa son arme abîmée et planta son regard sur la jeune femme qui se tenait là.

- C'est pour une réparation.

Le symbole de sa compagnie peint sur le plastron d'un noir mat qu'il portait avait beau être à demi effacé et par endroits criblé de traces de balles, il était encore parfaitement reconnaissable et Gabriel savait pouvoir compter dessus pour que certaines portes lui soient ouvertes et qu'on ne rechigne pas à lui rendre service. Et si quelqu'un s'avisait de lui refuser ce qu'il demandait? Et bien, non content de le surprendre, cela risquerait fort de le mettre en colère. Hautain et sûr de sa réputation, le Gabriel? Tout à fait. Quelque peu de mauvaise humeur également, ce qui le rendait encore plus froid qu'à l'accoutumée.

Heather s’était levée de bonne humeur ce matin-là, son réveil avait sonné correctement, elle n’avait pas été réveillée par les bruits de la rue, et il lui restait de l’eau de la veille pour se préparer correctement. Après s’être habillée avec son discernement habituel, résultant en un assemblage de formes et de couleurs sans suite, elle avait vérifié la bonne marche de sa caméra placée sur son judas, et la bonne orientation de sa tourelle. Ses pensées étaient déjà ailleurs le temps de refermer sa porte et de descendre l’escalier de service des restes de son immeuble.

Elle atterrit devant la porte arrière du « Tout venant » donnant sur l’atelier, son antre comme elle avait tendance a l’appeler. Elle inséra la clé dans la serrure et l’actionna selon un sens et une poussée bien précise, en tournant la poignée, la porte fit tinter une petite clochette signalant l’arrivée de quelqu’un par l’atelier. Elle alluma les lumières et s’assura que rien n’avait disparu dans la nuit, et qu’aucune fenêtre n’avait été fracturée. Elle glissa la tête par la porte donnant sur la boutique en elle-même, le boss n’était pas encore arrivée, mais cela ne saurait tarder. Heather se dirigea vers le seul établi à peu près rangé et disposant d’un évier, elle lava la cafetière et fit couler un café, qui ne tarda pas à embaumer la pièce. En attendant que le café ait fini de couler, elle alla mettre de l’ordre sur son établi principal, trier ses outils, les remettre à la place qui leur était dévolue, nettoyer les copeaux des divers matériaux trainant de ci de là.

La porte d’entrée tinta soudain, puis claqua dans un bruit sourd. Un tonitruant « Crevette ! » retentit dans tout le magasin. Heather ne put réprimer un petit sourire mi-amusé mi-énervé à l’entente de ce surnom, le patron avait l’air de plutôt mauvaise humeur, et Heather connaissait, maintenant, après diverses tentatives infructueuses, la méthode à adopter avec un patron de mauvaise humeur. Elle alla remplir une tasse de café bien noir et bien chaud et lui apporta un grand sourire aux lèvres. « Bonjour Boss, bonne soirée ? » Le dit patron secoua la tête et marmonna quelque chose dans sa barbe de trois jours qu’elle ne comprit pas vraiment, elle lui sourit tout de même une nouvelle fois et lui indiqua qu’il la trouverait comme d’habitude dans l’atelier, l’homme hocha la tête l’air de rien et se plongea dans la contemplation de sa tasse à café.

Heather s’en retourna donc à son antre pensant déjà aux diverses tâches qu’elle aurait à accomplir dans la journée : rangement du magasin, quelques réparations ou améliorations mineures demandées par les clients habituels… Si elle se débrouillait bien, elle pourrait peut-être finir plus tôt et retourner bricoler sa tourelle chez elle, cette idée l’enjouait au plus haut point, et lui donnait envie de s’activer pour retourner au plus vite à ses activités préférées. Elle avala le contenu de sa tasse en trois lampées, et se rendit à nouveau dans la boutique, le patron hésitait entre se noyer dans son café ou s’endormir devant les lignes d’un calepin dédié aux comptes, la nuit n’avait vraiment pas due être bonne. Sans plus attendre, et sachant que le déranger dans sa contemplation ne servirait à rien, Heather se mit en tête de ranger les étagères de la boutique, sur lesquelles s’entassaient toutes sortes de matériaux, objets d’utilités diverses, en quantité et qualité variées. Le passage au « Tout venant » étant assez dense, un rangement quasi-quotidien s’avérait non seulement utile mais nécessaire au bon fonctionnement de la boutique. Heather s’affairait, déplaçant et rangeant des objets plus par habitude qu’en étant vraiment concentrée, son esprit vagabondait du coté des pièces qu’il lui faudrait pour enfin terminer sa tourelle, le type de projectile qu’elle pourrait utiliser, comment perfectionner la communication de son système de défense.

Le temps fila sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte, le boss était toujours plongé dans son calepin, et la quincaillerie plutôt rangée, il était temps qu’Heather s’en retourne à son atelier et à ses réparations. Elle soupira devant le manque de défi que comportait ses tâches, tout cela était bien en deçà de ses capacités réelles, que n’aurait-elle pas donné pour pouvoir travailler sur des matériaux nobles, des pièces de qualité, et pourquoi pas comme à Miami mêler l’isotope à la technologie ? Sur ces réflexions plus déprimantes qu’autre chose, elle alla chercher son tablier à poches multiples, lui permettant d’avoir ses outils à portée de main, et remonta ses lunettes dans ses cheveux. Il était temps de farfouiller dans ses bacs en hauteur pour trouver les pièces dont elle avait besoin, en équilibre plutôt précaire, vu les chaussures qu’elle avait aux pieds, Heather sursauta et finalement s’écroula par terre quand un grand coup fut frappé au chambranle de la porte. Rouge de honte et le postérieur passablement douloureux, elle se releva tant bien que mal pour accueillir un nouveau client qui n’avait pas l’air d’être patient. Elle releva les yeux sur le visage de son visiteur et avisa l’emblème sur son torse, sa rougeur s’en alla sans attendre laissant place à une légère pâleur même pour son teint clair.

- C’est pour une réparation.

Pour qui la prenait-il ? Elle se doutait bien que s’il venait ici, et au vu de l’état de son arme, c’était pour une réparation. Le traditionnel hochement de tête apathique laissa rapidement place à une formule plus élégante, accompagnée d’un sourire presque sincère, lorsque ses yeux se posèrent sur le calibre ahurissant qui jonchait son plan de travail.

- Oh oui, d’accord.

Cette arrivée inopinée bousculait ses plans, mais la qualité de l’arme dépareillait tellement de son quotidien que cette opportunité ne se refusait pas. Elle n’attendit même pas une réaction de l’homme en face d’elle pour retirer le chargeur de l’arme, fouiller dans ses poches et en ressortir un tournevis d’une taille parfaitement adaptée à cette mécanique de précision. D’un mouvement de tête parfaitement rôdé, ses lunettes retombèrent sur son nez pile à leur place originale. Penchée sur l’engin, en plein désossage, elle leva les yeux vers son bienfaiteur, ne le voyant pas bouger.

- Y’en a pour une bonne demi-heure, si vous restez, y’a du café.

D’un geste de la main, elle lui indiqua la cafetière posée un peu plus loin et une tasse propre. Sans plus attendre, elle reporta son attention sur l’objet entre ses mains, autant pour satisfaire son envie d’en saisir le fonctionnement que pour se donner une contenance face à cet homme qui, elle devait bien l’avouer, l’impressionnait. Elle avait pourtant l’habitude de travailler sous les regards de quelqu’un, mais lui, dégageait quelque chose d’imposant, d’oppressant presque.

Il avait retenu un rire quand elle était tombée. Et un "c'est ça de vouloir porter n'importe quoi". Au vu de l'environnement que constituait la ville, porter autre chose que des vêtements pratiques - et permettant de fuir rapidement si besoin était - lui semblait la plus basique des précautions. Mais non, bien évidement, nombreuses étaient celles qui préféraient porter des vêtements complètement aberrants. Enfin, ça ne justifiait pas pour autant qu'il se permette le moindre commentaire à ce sujet, elle ne travaillait pas pour lui, qu'elle veuille risquer sa vie pour unee paire de chaussures ne regardait qu'elle. Sur le moment, on ne peut pas dire que la galanterie étouffa Gabriel. Il resta de marbre, ne fit pas le moindre geste, pas même l'esquisse d'un mouvement pour essayer de rattraper la jeune femme, ne prit pas la peine de lui demander si elle allait bien. Il se faisait déjà bien assez de souci au quotidien pour ses loups pour y ajouter une illustre inconnue.

Il ne retint pas en revanche le léger sourire qui vint étirer le coin de ses lèvres à voir la réaction de la jeune femme. Le même genre que celles de Dom' lorsqu'ils recevaient du matériel tout neuf. Et à voir comment elle le maniait, il n'avait pas à s'inquiéter pour son revolver. Et n'aurait pas à expliquer à Dom' pourquoi ô grand pourquoi il avait démoli la sécurité. Il se faisait parfois l'effet d'un vieux couple à se regarder de l'extérieur. Plus d'une dizaines d'années de compagnonnage sans la moindre ambiguité, et si son sergent se taisait lorsqu'il s'agissait de prendre soin des Wolves et lui faisait toute confiance, en ce qui concernait le matériel et l'ingénierie, c'était une toute autre histoire. Pire qu'une maman poule parfois, au point que Gabriel était obligé de le rappeler à l'ordre.

- Y’en a pour une bonne demi-heure, si vous restez, y’a du café.

Il se contenta d'un haussement d'épaules, s'il avait voulu un café, il serait resté bien au chaud dans sa tanière. Plutôt donc que de s'écarter de la jeune femme, il s'approcha, donc, attendant tout de même que toute son attention se soit à nouveau focaliser sur son arme. Sans un bruit malgré son équipement, il se retrouva à la dominer de toute sa stature, derrière elle, à peine décalé sur le côté pour rester dans son angle mort. Il la regarda faire pendant une dizaine de minutes, réfléchissant à son prochain coup. Il avait plusieurs choix, il pouvait jouer les cons et prétendre ne pas savoir pourquoi le flingue s'enrayait. Mais il avait noté le regard pour l'insigne Wolves et doutait que cela lui apprenne quoi que ce soit. Il pouvait rester silencieux jusqu'à ce qu'elle se rende compte de sa présence toute proche. Mais Gabriel était plus blagueur qu'on ne pouvait le croire, et ça n'aurait rien de vraiment amusant. Il opta pour la troisième possibilité.

- C'est un Femaru 29M que j'ai fait améliorer à Miami.

Vrai et faux à la fois. Effectivement, l'arme était inspirée du modèle hongrois mais avec un chargeur disposant de plus de coups et un calibre s'approchant plus de 11mm que des 9. Il avait profité, à l'époque où ils travaillent aux états-unis, d'un contrat passé avec Miami, pour négocier discrètement quelques armes. Comme tous combattants, les Wolves avaient leur petit bijou personnel qu'ils ne remplaceraient pour rien au monde. Gab', lui, s'était offert un jeu de deux revolvers gros calibre réalisés sur mesure. Assez lourds - mais cela restait plutôt insignifiant pour lui au vu de sa musculature - ils avaient la particularité de porter un loup discrètement gravé sur le canon, gueule ouverte, seule fantaisie que le sombre mercenaire s'était autorisée. Mélange d'arme hongroise et américaine, entièrement noir, à l'allure plutôt banale quand on y regardait pas de trop près, ils lui convenaient à la perfection. Restait à voir si la jeune femme réaliserait qu'il avait menti ou si elle se contenterait de hocher la tête comme si de rien n'était, si elle avait noté le sceau de Miami apposé sous la crosse.
Et si elle allait survivre à la peur qu'il venait de lui faire également.

D'autant que Gabriel, lorsqu'il faisait l'une de ses blagues, restait aussi impavide qu'à son habitude, pas même une lueur d'amusement dans les yeux et se révélait plus inquiétant qu'autre chose. De plus, il était curieux, Heather était la première femme qu'il croisait, en dehors de leur sniper, qui semblait presque vouer un culte aux armes et se demandait s'il ne s'agissait que d'une apparence ou d'une réelle passion.

- Vous êtes Heather Sakamoto, c'est ça? On parle de vous parfois dans les baraquements. Pourquoi vous n'y êtes pas?

Toujours aussi froid, sa question, pure curiosité, pouvait parfaitement sonner comme un reproche à des oreilles peu habituées à sa façon de parler.