Il le sait, c'est près de la ligne d'arrivée qu'il faut prendre son temps.

Les derniers mètres. Les plus dangereux.
Lorsque la ville se dévoile, se montre, s'offre, aguichante. Quand on croit déjà respirer les odeurs humaines, sueur, graillons, charbon. Quand on se dit que, pour un temps, on sera en sécurité.
Une certaine sécurité, du moins. Où les dangers ne sont qu'humains. La malfaisance est presque attirante quand elle ne provient que de vos semblables.

Alors il attend, accroupi derrière un pan de mur au béton maculé de tâches couleur rouille. Alors il scrute cette étendue dégagée, ces derniers mètres qui le séparent de la ville, de la civilisation. Ou ce qui en tient lieu maintenant.

Il a traversé les ruines au pas de course, zigzagant entre les gravats et les décombres, courbé, les doigts crispés sur son arme, priant tous les dieux pour que sa visière défaillante ne le lâche pas maintenant, se figeant au moindre bruit, capteurs sursaturés transformant le paysage en chaos verdâtre. Ombre dans la pénombre, le coeur affolé, l'adrénaline pulsant dans sa gorge, lame glacée écrasant ses tempes, picotant ses doigts.

Il sait qu'il ne peut pas attendre trop longtemps. Il a profité du moment de la journée où les Diurnes, repus, retournent à leur tanière tandis que les Nocturnes, incommodés par la pâle lumière de la fin de journée, attendent patiemment la nuit et l'obscurité qui l'accompagne.
Arrivée vespérale.
Après... Combien de temps déjà ? Deux étés et un hiver.
Il va lui falloir réapprendre la parole et les échanges, il va lui falloir réapprendre les autres.

Sans bruit, précautionneusement, il porte à son oreille son vieux cellulaire à la coque cabossée et éraflée. Téléphone modifié pour capter les dernières fréquences humaines.
Ressac électrique, crissement d'insectes métalliques. Aucune voix, aucun écho spectral d'une présence.
Hier, à l'aube, il avait capté une voix, féminine, sèche et hachée. Il avait capté des mots, désincarnés, vides de sens. Menace. Sécurité. Mur. Fanaux des hommes et de leurs peurs.
Il avait parlé, coassé plutôt tant il avait perdu l'habitude, dit son nom, annoncé son arrivée pour le lendemain.
La voix n'avait pas répondu, la voix s'était tue. Il n'avait pas répété.
Il se souvenait de sa première arrivée, où il avait failli se faire descendre par un sniper affolé. Et de la seconde, alors qu'il tambourinait contre la porte en hurlant, une créature à ses trousses, on avait hésité à lui ouvrir.

Il se redresse en soupirant. Son butin est déjà réparti dans ses différents cachettes, son armure ne tiendra probablement pas une journée de plus.
Il est temps.
Il noue la ceinture de son manteau, augmente d'un cran les servomoteurs de sa combinaison et, les yeux levés vers le ciel en quête d'une ombre monstrueuse, s'élance dans le no man's land.
Dans 100 mètres, la porte, dans 100 mètres, la sécurité.
L'histoire d'une poignée de secondes.
Si tout se passe bien.

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